5000 ans. Methos avait atteint cet âge canonique après une vie où il avait été plein de personnes, mais rarement lui-même. D’ailleurs qui était vraiment Methos ? Parfois il avait l’impression de n’être qu’une coquille vide qui se remplissait à chaque nouveau costume qu’il mettait, à chaque nouveau nom qu’il portait. Lorsqu’il était enfin Methos, il se perdait dans un pardessus sombre qui dissimulait une épée. Il pensait n’être vraiment lui-même que quand il était seul. Alors pour fêter son 5ème millénaire, il avait décidé de souffler l'une des plus grosses bougies du monde, même s'il y avait peu de chance qu'elle soit allumée, vu que les éruptions du Fuji Yama étaient plutôt aléatoires.
On était début octobre et il faisait encore doux pour la saison, mais Methos savait comment éviter le tohu-bohu des wagons de touristes qui empruntaient immanquablement le sentier balisé pour atteindre le monastère perché au sommet du volcan.
Il avait remplacé son imper par une parka plus chaude et plus pratique, assujetti son épée à son sac à dos où était déjà fixé un sac de couchage. Il s’engouffra dans la forêt au pied de la montagne et commença son ascension.
Il avançait d'un bon pas même s'il n'était pas pressé. Soudain, le plus ancien des immortels s'arrêta net. « Pas aujourd'hui ! » pensa-t-il avec colère. Il n'était plus seul et l'autre n'était pas un simple touriste. Et pour qu'un immortel se trouve justement dans cet endroit perdu à ce moment précis, ça ne pouvait pas être une coïncidence. Il détacha son épée de son sac à dos et fit lentement un tour sur lui-même. La lumière du soleil à travers les branches des pins créait des ombres mystérieuses et mouvantes qui attiraient systématiquement l’œil de Methos comme pour mieux l'égarer. Après quelques minutes d'attente, son future adversaire ne semblait pas vouloir se montrer. Il décida de continuer son chemin jusqu'à sortir du sous-bois. Il se sentirait plus à l'aise pour se battre en terrain découvert.
Il ne lui fallut pas longtemps avant que la forêt ne s'éclaircisse, les arbres se faisant de plus en plus rares. Tout à coup, il entendit le craquement d'une branche et il sut que ce n'était pas un animal qui l'avait provoqué. Il se tourna vers l'endroit d'où provenait ce bruit et se figea.
Un homme était accroupi au pied d'un très vieil arbre et cassait du petit bois qu'il empilait. Un homme, ou plutôt un moine bouddhiste japonais vu sa tenue, mais en tout cas un immortel, c'était certain, même si Methos ne voyait pas son épée.
Le moine leva les yeux vers lui, un immense sourire sur les lèvres et souleva un lièvre fraîchement tué.
- Ça fait beaucoup pour moi ! Dit le moine. Je vous invite.
Methos, toujours sous le coup de la surprise ne répondit pas. Le moine se leva et s'étira avant d'entreprendre de dépecer et de vider son prochain repas. Il n'était pas très grand, pas plus d'un mètre soixante, soixante-cinq peut-être et il semblait d'une fragilité extrême, perdu dans les replis de son vêtement traditionnel. Mais Methos, plus que tout autre, savait qu'il fallait se méfier des apparences.
Il était toujours à fixer le moine, épée en main, quand celui-ci prit un briquet, alluma le feu et embrocha le lièvre qu'il mit à rôtir.
- Le temps qu'il cuise, ça vous laisse le loisir de décider de ce que vous allez faire, dit le moine riant presque, mais je vous prédis une crampe bien avant ça.
Methos se sentit stupide et il baissa son épée en s'approchant. Il restait, malgré tout, sur la défensive et s'installa de l'autre côté du feu sans quitter l'autre des yeux.
- Pourquoi êtes-vous là ? Demanda-t-il finalement au moine.
- Et en plus il parle ! S'exclama le moine, une légère pointe d'ironie dans la voix. J'attends un ami. Et vous ?
- Pèlerinage, répondit simplement Methos.
- Vous voulez devenir moine ? S'étonna l'autre immortel.
- Oh non. Je ne me suis jamais fait tondre le crâne, et ça ne sera pas pour cette fois.
- Vous vous appelez comment ?
- M... Adam.
Methos avait failli se dévoiler mais il s'était repris juste à temps.
- Et vous ?
- Je n'ai pas l'habitude de mentir. Si vous ne voulez pas me donner votre nom, le vrai, je ne vois pas pourquoi je vous donnerai le mien.
Le moine avait sans doute perçu son hésitation et en avait déduit qu'il lui donnait un pseudo. De plus, ce n'était pas inhabituel pour un immortel. Il se contenta de hausser les épaules. De toute manière, après le repas, soit le moine avait dit vrai et il resterait là à attendre son ami tandis que lui continuerait son chemin, soit il avait menti et il y aurait très certainement un combat entre les deux hommes.
Le moine reporta son attention sur le repas, le tournant pour bien le faire rôtir uniformément et le saupoudrant de quelques épices. Le silence s'installa et Methos regarda celui qui pourrait bien devenir un adversaire. L'homme était asiatique, mais pas japonais, plutôt originaire du nord du sous-continent indien et Methos n'arrivait pas à lui donner un âge. Mais surtout, il n'arrivait pas à voir où il cachait son épée. Sans doute dans les plis de son Samue, sa robe de moine zen, qui était bien plus couvrante et épaisse que la légère robe safran portée dans d'autres pays d'Asie.
Quand la viande fut à point, le moine en découpa une part qu'il tendit à Methos sur un morceau d'écorce. L'ancien le prit, remerciant d'un simple hochement de tête, mais il hésitait à mordre dedans malgré l'appel pressant de son estomac. Après tout, il ne savait pas ce que le moine avait mis comme assaisonnement. Une petite drogue soporifique, par exemple ? L'autre dut voir son hésitation et il mordit dans la chair croustillante et juteuse à pleines dents, un large sourire sur les lèvres et une lueur espiègle dans le regard. Methos attendit encore un peu puis se décida à son tour à manger et en fin gourmet qu'il était, il dut admettre que ce lièvre était succulent.
- Je ne savais pas que les moines bouddhistes mangeaient de la viande, souligna ironiquement Methos en voyant le petit homme reprendre un morceau de lièvre.
- Disons qu'après avoir traversé quelques siècles et quelques religions, j'ai appris à prendre l'essentiel et à laisser un peu de superflu de côté. J'ai appris à aimer la bonne chair pendant mes périodes laïques, et je ne suis pas arrivé à me débarrasser de cette habitude pendant mes périodes religieuses.
- Je comprends.
Une fois le repas fini, Methos remercia le moine et prit ses affaires pour continuer son ascension. Il connaissait un endroit abrité à mi-chemin du sommet où il pourrait passer la nuit.
Il s’était retourné une ou deux fois pour voir le moine le regarder partir, puis rassembler ses affaires. Pourtant, après une bonne demi-heure de marche, il ressentait toujours la présence de l’autre immortel. Il se retourna d’un bloc pour voir le petit homme 200 mètres derrière lui. Une fois qu’il eut rejoint Methos, il lui lança un « c’est gentil de m’avoir attendu » avant de le dépasser et de continuer d’avancer.
- Hey ! s’exclama Methos. Je croyais que vous attendiez un ami !
- Exact. Mais il finira bien par me rejoindre. Alors, vous venez ? ou vous comptez prendre racine là.
Methos pensa un instant faire demi-tour et s’éloigner le plus possible de cet étrange moine. Seulement, il s’était promis de fêter son 5ème millénaire sur cette montagne. Et même s’il avait atteint cet âge en sachant renoncer parfois, cette fois-ci il n’en avait pas envie. Il vérifia qu’il pouvait saisir son épée rapidement et suivit le bouddhiste qu’il rattrapa bien vite, mais il resta quelque pas derrière lui par mesure de prudence.
Alors qu’ils se rapprochaient de l’endroit où Methos avait pensé passer la nuit, le moine bifurqua dans la direction de la grotte sans une hésitation et escalada les rochers avec une série de petits sauts agiles. L’ancien le suivit, de plus en plus suspicieux à l’égard de son improbable compagnon de voyage.
- On a de la chance qu’elle soit toujours là ! dit le moine en s’arrêtant devant l’entrée de la grotte.
- De la chance, oui…, marmonna Methos.
Il avait effectivement compté pourvoir s’abriter mais sans certitude. Cette petite grotte avait été formée par une bulle de lave et les coulées suivantes avaient suivi le chemin le plus facile en la contournant. Mais il en aurait suffi d’une plus grosse pour qu’elle disparaisse à jamais sous des tonnes de lave solidifiée.
Le moine entra le premier. Il posa son sac et en sortit trois grosses bougies qu’il alluma, créant juste assez de lumière pour ne pas que les deux hommes se perdent de vue. Puis il s’assit en tailleur contre l’une des parois et Methos en fit de même à l’opposé, posant son épée près de lui.
- Vous n’en aurez pas besoin, dit le moine.
- Je ne suis pas joueur, répondit Methos.
Après une nouvelle période de silence, il sortit de son sac des barres de céréales, une gourde et des fruits secs. Le repas de midi lui ayant été offert, il n’avait pas eu l’occasion d’alléger son sac en entamant ses réserves de nourriture.
- Vous en voulez ? demanda-t-il au moine.
- Non Merci. Pas de nourriture après midi. Vous devez connaître.
- Oui, mais je ne pensais pas que vous respectiez cette règle.
- Vu le nombre de règles que je transgresse, il faut bien que j’en respecte quelques-unes. Et puis, à force, j’ai pris l’habitude.
Et le moine se tut, semblant se couler dans un état méditatif. Methos dîna seul. Puis, alors qu’il allait ranger ses affaires et notamment le papier d’emballage de sa barre de céréales, le moine se pencha en avant et tendit la main en demandant :
- Je peux ?
- Quoi ? Le papier ?
Le moine acquiesça d’un hochement de tête. Methos leva un sourcil interrogateur, puis lui donna le papier. Celui-ci le posa à plat sur le sol et en découpa les bords déchirés à l’aide de son couteau avant de le plier et le replier avec une dextérité surprenante, surtout avec un papier métallisé qui ne se prêtait guère à la pratique de l’origami. Methos était comme hypnotisé par le mouvement rapide des doigts de l’asiatique. Et quand il eut fini, le moine tendit le pliage à Methos qui le prit avec d’infinies précautions et le porta devant ses yeux pour l’admirer.
C'est un tigre, dit le moine. Un tigre de papier. Mais c'est ce que nous sommes en définitif.
Methos contemplait les reflets brillants et multicolores du papier d'emballage qui donnaient au grand félin miniature un côté dérisoire et futile. Il voulut le rendre au moine, mais celui-ci refusa.
Cadeau.
Methos remercia et posa le pliage sur une excroissance de la paroi à hauteur de sa tête. Mais la lumière des bougies n'était pas assez puissante pour faire luire l'animal de mille feux et le tigre s'embla soudain s'éteindre.
Et le silence s'installa à nouveau.
♦
Methos ouvrit les yeux et la première chose qu'il vit fut le tigre qui trônait toujours sur son bout de roche. L'immortel se redressa d'un coup, le cœur battant, faisant glisser le duvet qu'il ne se rappelait pas avoir déroulé. En fait, la veille il était resté assis, fixant l'autre immortel, épée à portée de main, se faisant la promesse qu'il ne s'endormirait pas.
Il semblait bien qu'il ait failli à cette promesse. Et il avait dû très bien dormir parce qu'il se sentait parfaitement reposé. Le moine n'était plus à l'intérieur, mais il sentait toujours sa présence. Il regarda le cadran de sa montre. 7 heures. Le soleil se levait tout juste. Il rangea le duvet et mit le tigre de papier avec précaution dans l'une des poches de son sac à dos avant de quitter la grotte épée en main.
Décidemment ! Toujours pas confiance, dit le petit homme en voyant son « colocataire » armé.
Non..., je..., j'aillais la ranger, bredouilla Methos se sentant comme un enfant pris en faute.
Le moine éclata de rire devant la mine déconfite de Methos et celui-ci finit par sourire. Il sortit d'autres barres de céréales et le reste des fruits secs de son sac et le moine accepta avec plaisir ce petit déjeuner frugal.
Les deux hommes se remirent en marche en direction du sommet. Celui-ci était couronné d'une bande de neige qui étendait son manteau blanc en direction de la plaine avec l'avancement de l'hiver. En attendant, c'était les gelées matinales qui avaient couvertes le sol d'une fine pellicule de gel. Au fur et à mesure de leur ascension, la lumière et la chaleur du soleil s'intensifièrent, faisant scintiller le givre de mille feux quelques minutes avant qu'il ne fonde et retourne à l'était liquide.
Le ciel était d'une clarté incroyable, d'une pureté telle que Methos n'en avait pas souvent vu et une fois les brumes dans la vallée dissipées, la vue serait certainement fantastique.
Il ne devait pas être loin de midi quand le moine bifurqua à l'ouest, du côté encore à l'ombre et le plus froid du volcan.
Où vous allez ? Demanda Methos.
Faites-moi confiance, répondit le moine avec un sourire sibyllin.
Et Methos obtempéra. Faire confiance n'était pourtant pas dans ses habitudes. Mais il commençait à ressentir une forte empathie à l'égard de ce drôle de bonhomme.
Lorsqu'ils se retrouvèrent dans l'ombre du grand volcan, la température chuta d'un coup et Methos sentit un frisson le parcourir. Le moine aussi sans doute, parce qu'il accéléra le pas et Methos l'imita autant pour rester à sa hauteur que pour se réchauffer. Pourtant, alors qu'ils étaient à l'exact opposé du soleil, le moine se dirigea vers une pierre plate où il s'installa en tailleur. Methos était sur le point de protester qu'ils allaient mourir de froid à rester assis là, quand il suivit le regard de l'autre et découvrit la plaine au pied du volcan, où la brume n'était plus qu'un souvenir. Alors, il posa aussi son sac et s'assit près du moine, contemplant comme si c'était la première fois, un paysage à couper le souffle. Methos l'avait déjà vu un siècle auparavant, sans pollution, et malgré tout, il lui semblait que cette vue n'avait jamais été aussi belle que ce jour.
Joyeux anniversaire, Methos !
L'interpellé sursauta en entendant ces mots et se tourna vers le moine. Malgré tout, il n'avait aucune crainte et ne pensa même pas à son épée.
Comment... ? S'étonna-t-il seulement.
Le moine se contenta de sourire et de hausser les épaules, puis il tourna à nouveau son visage sans âge vers le paysage grandiose qui s'offrait à eux.
Vous allez manquer votre ami si vous restez là, dit Methos.
Non. En fait, je l'ai déjà rejoint.
Le plus ancien des immortels ne sut que répondre. Y avait-il réellement une réponse à faire ? Ce fut le moine qui reprit la parole.
Et il est d'usage de faire un cadeau à un ami pour son anniversaire. Mais les pauvres moines bouddhistes ne possèdent pas grand-chose. Et je vous vois mal avec ma robe de moine. Alors, je me contenterai d'une bougie.
Methos s'attendit à ce qu'il en sorte une de son sac et l'allume, mais au lieu de cela, il fit un demi-tour sans quitter sa position assise et se mit à contempler le haut du Mont Fuji. Methos l'imita sans chercher à comprendre, de toute façon il était certain de ne pas y arriver.
Soudain, le soleil fit son apparition au sommet du volcan tel une flamme semblant grandir encore et encore, la neige accentuant cette impression d'embrasement.
Vous voulez la souffler ?
Parce que je pourrais l'éteindre ? S'affola Methos se voyant en train de faire disparaître le soleil.
Prétentieux, se moqua le moine avant d'éclater de rire.
Methos se mit à rire à son tour, mais n'essaya pas d'éteindre la bougie. Ces deux journées avaient été trop étranges, il valait mieux rester prudent.
Lorsque le soleil commença sa descente côté ouest, ce fut comme si la magie prenait fin, comme si tout redevenait normal. Le moine se leva et prit son sac.
Je vais rejoindre le monastère. Il n'est pas très loin.
Il n'invita pas Methos à le suivre et celui-ci ne le lui demanda pas. Il allait redescendre et passerait sans doute une autre nuit dans la grotte.
Merci pour les cadeaux, dit Methos en faisant allusion à la bougie et au tigre.
Le moine se contenta d'un signe de la tête et commença à s'éloigner.
Puisque vous savez mon nom, l'interpella Methos, vous pouvez me dire le vôtre !
Siddhartha Gautama ! Lança le moine sans se retourner.
Methos mit quelques secondes avant de prendre la mesure de ce qu'il venait d'entendre.
Bouddha !? Murmura-t-il stupéfait sachant que l'autre ne mentait pas.
Et même si la logique aurait voulu qu'il se précipite vers lui pour lui poser mille et une questions, il se contenta de tourner son regard vers le paysage et de savourer l'un de ses cadeaux d'anniversaire : un moment sans peur, sans haine. Juste un moment de paix et de calme et malgré qu'il soit seul, il ne s'était jamais autant senti en phase avec ce monde.
« Ne demeure pas dans le passé, ne rêve pas du futur, concentre ton esprit sur le moment présent » - Bouddha.