Le témoin acharné
Methos était là depuis le début, ou presque, l’un des premiers. Il avait vu le monde grandir, changer, pas toujours en bien d’ailleurs. Au début il était simple, plus simple du moins, peu peuplé. Il était plus petit, tant de territoires étant hors d’atteinte, mais comme il était aussi méconnu, il semblait infini. Partout où Methos allait était une découverte, les trajets étaient longs et dangereux, et de nouveaux paysages s’ouvraient après chaque chaîne de montagne. En ce temps-là, croiser quelqu’un était rare. Il y avait déjà des villes bien sûr, mais en dehors la nature sauvage dominait.
Et puis, le monde a évolué, peu à peu. Le cheval, son premier cheval, voilà qui avait changé la vie. Par la suite il s’était habitué, c’était devenu aussi naturel que marcher ou courir, mais au début, quel révolution ! Les distances avaient diminué de moitié, et le vaste monde devenait déjà plus compact. Le temps passa. De nouveaux continents s’ouvraient, de nouvelles explorations, de nouveaux dangers. Son épée ne chômait pas. Cela dit, il ne gagnait pas tout le temps, et plus d’une fois il s’entendit dire « vous êtes mort », mais que lui importait ? Ce n’était pas comme s’il n’avait pas l’habitude...
La population augmentait, la technologie aussi, des machines toujours plus sophistiquées apparaissaient. Il semblait qu’on était passé des cadrans solaires aux machines à laver en un éclair. Mais l’épée ne changeait pas, le cheval non plus. N’était-ce pas le plus important ? Methos parcourait toujours le monde, visitait les ruines des civilisations déjà passées et dont pourtant il se souvenait, sous un soleil couchant teintant le ciel magnifique de paprika ou sous une tempête de neige.
Ce fut l’âge d’or, le pic de population et d’activité. Pourtant rien n’est éternel, et le jour vint où à force de s’étendre, le monde se ratatina. Plus de chevaux, mais des bateaux, des machines volantes puis carrément la téléportation d’un continent à l’autre, tout était plus facile, plus rapide. Pourtant, au lieu de s’enthousiasmer, les gens se lassaient, ils commençaient même à disparaître. On ne croisait plus guère de foule que dans les villes, qui se vidèrent petit à petit à leur tour. Methos était toujours là, lui. Fidèle au poste, l’épée au côté, il continuait de parcourir le monde à présent connu dans ses moindres canyons. Mais comment lutter quand l’ennemi est le temps lui-même, comment combattre l’absence, le manque et la lassitude ?
La fin était proche, Methos l’avait sentie venir, comme les quelques autres qui restaient, qui s’accrochaient encore à ce monde mourant. C’est à peine s’il refusait de l’admettre. Toute son expérience, tout son pouvoir, ses prouesses à l’épée ne pouvaient rien y changer.
Aujourd’hui, c’est le dernier jour. C’est sûr à présent. En ultime hommage au bon vieux temps et aux souvenirs glorieux, Methos a retrouvé un cheval, il erre sans but dans une ancienne forêt qui semble n’avoir jamais changé. Il s’imprègne des détails, les jeux de lumière dans les feuillages, la texture de l’écorce d’un tronc, le lapin qui détale sous un buisson. Ce soir tout s’arrête. Après tant de temps, tant de joies, tant de frustrations et de défis, c’est difficile à imaginer. Mais il est trop tard pour revenir sur quoi que ce soit. L’ancien dégaine une dernière fois son épée, la lève dans le soleil, fait quelques moulinets dans le vide, regarde les possessions qu’il a encore avec lui, son armure, des réserves d’or conséquentes…
Le message tant redouté apparaît alors, en bas à gauche.
Arrêt définitif des serveurs dans 5… 4… 3… 2… 1…
Voilà. C’est la fin du monde. Ce monde virtuel où il a passé tant d’heures ces dernières années – mais il ne regrette rien, lui. On ne peut gaspiller son temps quand on ne le compte pas.
Le jeu se ferme, revient sur l’écran de connexion si souvent vu, mais qui n’affiche plus qu’un laconique « Serveur indisponible ». Alors Methos tend le bras, décapsule une bière en se renfonçant dans son fauteuil, soupire longuement. Il jette un œil à sa montre, mais l’avion de MacLeod ne se posera pas avant plusieurs heures, pas d’urgence. Tout en sirotant sa 1664 il reprend sa souris et lance un navigateur Internet. Voyons voir, quels nouveaux mondes virtuels sont proposés ces temps-ci ?