Atalante garde rapprochée de Methos
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| Sujet: La peine ombre Dim 26 Déc - 11:51 | |
| La peine ombre La première sensation dont je pris conscience, avant même de me rendre compte que, déjà, je prenais conscience et que c’était en soit quelque chose, fut que j’avais froid. Je ne sentais pas mes mains, mes pieds, étais encore moins capable de les bouger. Les tenailles de glace qui m’immobilisaient encore ne relâchaient pas leur emprise sur mes membres gourds, et la stalactite qui me surplombait comme une épée de Damoclès laissait tomber, avec une régularité à en devenir fou, une goutte d’eau à peine fondue qui s’écrasait sur mon front, contournait l’arc de mes sourcils, coulait le long de ma joue droite et se perdait dans les poils emmêlés de ma barbe. Dès qu’elle perdait le contact avec ma peau, elle se resolidifiait aussitôt, comme furieuse d’avoir été un instant délogée de sa stase de gel. Peut-être que cette goutte était au cœur de ce glacier depuis plus longtemps que moi encore ? Peut-être depuis des millions, des milliards d’années, qui sait ? Pourtant, quel que fut son âge, si j’avais pu la balayer d’un simple revers de main, ç’eut été un grand soulagement. Plic. Ploc. Plic. Ploc. Goutte après goutte, le plafond se liquéfie, me coule dessus et se reforme au contact de la glace plus froide, sous moi, autour de moi. Combien de temps s’écoule ? Impossible à dire. Je suis trop profondément enseveli sous les glaces pour que la lueur d’un hypothétique jour ou que l’obscurité d’une possible nuit fasse une quelconque nuance. Ai-je tenu une heure, une journée, une semaine même ? Toujours est-il que sans mouvement, sans chaleur, sans nourriture, je suis bientôt retombé dans les ténèbres indolores et presque confortables de la mort.
Je me suis ainsi éveillé une fois, puis deux, puis plus régulièrement. A chaque résurrection, dont je n’aurais su dire si elle était espacée d’un mois ou d’un siècle de la précédente, je trouvais la glace toujours moins froide, l’espace fondu toujours plus vaste. Je suis même parvenu à me libérer une main un jour, mais cela restait insuffisant pour me dégager plus. Alors, plein d’espoir et de patience forcée, je laissais à nouveau fuir l’étincelle de vie, espérant chaque fois qu’à son prochain retour, je pourrais enfin sortir de mon tombeau de glace. Je cherche à me souvenir de comment j’en suis arrivé là, mais tout est flou. Bah, j’ai le temps.
La glace s’affine toujours au-dessus de moi, je commence à distinguer la pointe brillante du soleil, puis la face trouble de la lune. J’espère que ce long dégel me libèrera avant la prochaine ère glaciaire ! De blanche, la gangue qui me retient depuis si longtemps devient bleutée, puis transparente. Enfin, à la faveur d’un jour particulièrement lumineux, à mesure que mes yeux dégèlent, je distingue des formes, je… Aaaaahhh ! Des crocs, immenses et effilés. Des griffes, longues comme les dagues empoisonnées que j’affectionnais à une époque. Des babines retroussées en un grondement éternel. Des yeux jaunes et félins, agrandis de fureur et de terreur. La fureur de notre lutte acharnée, la terreur de sa noyade avec la mienne dans une eau plus froide que la mort, et qui n’attendait qu’un élément perturbateur pour se figer autour de nous.
Tout me revient à présent. La toundra venteuse, les survivants furieux du village que mes frères d’adoption et moi venions de raser, suffisamment nombreux malgré nos estimations pour nous séparer et nous mettre en déroute. Comme si les Cavaliers de l’Apocalypse allaient tolérer d’être ne serait-ce que repoussés par une bande de paysans dépenaillés ! Mais une fois isolés dans la plaine infinie, entre la neige, la nuit, des blessures telles qu’elles n’étaient pas encore refermées… où étaient mes frères ? Où étais-je ? Et puis ce feulement, dans mon dos. Ces empreintes de chat disproportionnées que je relevais au lieu de celles tant attendues des chevaux de mes compagnons d’armes… Le fauve avait attendu longtemps que je m’épuise, que je cède au froid et à la faim, que je tombe à genoux. Il avait le temps, c’était son domaine, la steppe était son garde-manger. Ici, même moi, la Mort en personne, je n’étais qu’une proie. Mais quand même pas une proie facile. Au dernier instant, je me suis relevé, lui ai fait face, et nous avons lutté. Un combat-marathon, où ses terribles morsures se refermaient, où même désarmé je le frappais, cherchais à crever ses yeux, grognais comme un chien enragé. Moi qui avait mené des armées entières, en avait affronté d’autres, avait manié toutes les armes et usé de tous les stratagèmes, j’étais aux prises avec un animal, le plus sauvage qui soit, dépourvu d’autant d’humanité que mon agresseur – si tant est qu’il me restait alors un zeste d’humanité. Le tigre blanc planta une nouvelle fois ses crocs déjà rougis de mon sang dans mon épaule, je lui arrachais une touffe de fourrure et quelques moustaches… Soudain, le rebord où nous nous battions céda. Le terreau mêlé de tourbe et de boue gelée s’effondra sous notre poids remuant, et nous avons basculé, toujours luttant, toujours saignant et grondant, dans le lac en contrebas.
L’eau était froide, évidemment. Mais bien plus que cela. Elle avait dépassé de beaucoup son point de solidification, et ne devait qu’à son extrême pureté d’être toujours liquide. Nos sangs mêlés n’eurent même pas le temps de la teinter de paprika avant qu’elle se fige autour de nous, nous liant à jamais dans ce duel enchevêtré de griffes et de membres.
Le jour tomba. Une nuit passa, une lune, une saison, une année. D’autres. Couvert de neige et de branchages, notre tombeau glacé sombra peu à peu dans la steppe et dans l’oubli.
A présent le jour revient. Le froid recède, peut-être une crue a-t-elle nettoyé la surface enfouie, permettant aux rayons du jour d’entamer peu à peu le couvercle hivernal. La texture même de la glace change, elle devient presque souple comme du chewing-gum. Enfin, je sens sur mes doigts les plus proches de la surface non pas la morsure glacée du vent d’autrefois, mais au contraire la douce caresse d’une brise d’été. Bientôt, la glace laisse aussi couler l’air sur mes cheveux. La mort me saisit à nouveau, mais j’ai la patience d’attendre. Si mon corps est toujours enserré dans un étau, si mon ennemi d’antan me fait toujours face, je sais que je serai à nouveau libre, et lui non.
Je suis tiré des limbes sans rêve du trépas suspendu par le signal alerte d’une présence, qui s’impose à mon esprit embrumé. Une sensation que je ne connais que trop bien déjà. Mais là, je suis toujours prisonnier, sans épée, sans espoir. Si j’ai échappé au tigre, était-ce pour succomber à un prédateur plus terrible encore, l’un des miens ? Des doigts se referment sur ma main qui dépasse de la surface immobile. Des lames se plantent dans la glace, je perçois les vibrations et les craquements qui agitent le sépulcre jusqu’ici inerte à en perdre la raison. Du mouvement, enfin ! Mon bras vibre et craque à son tour tandis qu’on le tire à l’arracher. Ma clavicule se brise, mon poignet aussi je crois, mais qu’importe ! Je suis hissé hors de la gangue de glace et on me soutien tandis que mes jambes flageolantes cherchent un semblant de stabilité. Une main s’abat dans mon dos, me jette au sol, où on me récupère aussitôt pour me relever à nouveau. - Methos ! Enfin te voilà. Quelle idée de te cacher ainsi… Les traits de l’homme qui me fait face, même partiellement cachés sous des peintures de guerre bleues et noires, me sont plus familiers que mon propre visage. Son casque pointu comme une tête de tricératops m’est en revanche inconnu, mais que m’importe l’art des tribus qu’ils ont pillées en mon absence, puisqu’ils sont à nouveaux là ! Mes amis, mes compagnons, mes frères en effet. - Kronos, Silas, Caspian… Vous avez pris votre temps ! - Ne commence pas à te plaindre ! Nous n’en sommes pas à quelques décennies près. Mais ce n’est pas pareil sans toi. Silas a bien fait d’insister pour que nous venions te chercher, puisque tu ne revenais pas à nous. - Ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Les forces me reviennent, je parviens à tenir sur mes jambes, des griffures que la glace avait maintenu ouvertes depuis si longtemps se referment enfin. Silas répartit la charge du cheval de bât pour que je puisse le monter. Caspian fouille dans le butin pour me trouver une épée convenable. Kronos me parle déjà de ses nouveaux plans de conquête et de destruction. Mais avant de repartir courir le monde, de reprendre ma chevauchée de Mort aux côtés de Pestilence, Guerre et Famine, il me reste une chose à accomplir. Unissant nos forces et celles des chevaux, nous creusons et tirons le corps de mon ennemi hors du sol gelé. La bête ne reviendra pas à la vie, mais ce fut l’un de mes plus terribles adversaires. Notre étreinte dura plus qu’une génération de mortels, cela mérite le respect.
Sa peau couleur de neige marbrée de noir couvre aujourd’hui mon dos. Et si elle est à présent mouchetée de sang et je l’avoue percée par endroits de divers coups qui m’occirent, elle me tient chaud le soir, elle qui fut ma compagne dans la plus froide et la plus longue des nuits.
FIN | |
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